5 sept. 2010

A-t-on le droit de retoucher une photo d'actualité ?


Télérama 1 septembre 2010

LE MONDE BOUGE - On n’ignore pas que les photos de mode ou les portraits de stars qui peuplent nos magazines sont travaillées et retravaillées ; on sait moins que la plupart des images d'actu, y compris les meilleures, subissent elles aussi des retouches. Un phénomène qui date de la chambre noire, et qui, évidemment, doit se limiter à des standards admis par tous pour ne pas trahir le réel. Encore faut-il les définir… Un débat qui tombe bien, au moment où Visa pour l'image bat son plein à Perpignan.

Bangkok, mai 2010, lors des affrontements entre Chemises Rouges et militaires, par Corentin Fohlen : "Je retouche la couleur de mes photos, sinon elles seraient fadasses".
- Corentin Fohlen / Fedephoto
Longtemps, la photographie d'actua­lité a semblé reposer sur une règle simple : on ne doit pas modifier le réel. Il suffit de feuilleter les magazines pour y trouver aujourd'hui des couleurs surprenantes, des ciels violets et parfois même des nuages fluo qui n'ont jamais existé. Avec le logiciel de traitement de l'image Photoshop, la tentation est grande d'en rajouter dans les effets, de rendre une scène un peu plus specta­culaire qu'elle ne l'est. Certains professionnels s'inquiètent de cette pratique. Jean-François Leroy, directeur de Visa pour l'image, le festival annuel du photojournalisme, estime que certains photographes vont « trop loin », et reconnaît qu'il est incapable de délimiter les règles du jeu. A l'exception d'une seule, qui fait l'unanimité : pas question d'ajouter ni de supprimer des éléments d'une image...

Avec Photoshop, l'envie peut être forte d'effacer un fil électrique qui traverse l'image. D'un simple clic. L'opération est un jeu d'enfant. Mais il y a des garde-fous, et pas forcément là où on le croit. Pour avoir ajouté des colonnes de fumée noire après le bombardement de Beyrouth par l'aviation israélienne en 2006, le photographe Adnan Haijj a été licencié par son employeur, l'agence Reuters, qui avait été alertée par des blogs. Les « experts » sont nombreux sur la Toile à examiner les images sous toutes leurs coutures. Surtout celles qui sont mises en avant par l'actualité.

Seules les retouches des photos de mode et des portraits de stars sont entrées dans les mœurs. Consi­dérant qu'on est dans le domaine du rêve, on supprime les rides, on rallonge les jambes... Mais lorsque Paris Match gomme les bourrelets du président Sarkozy, le tollé est général. Dans l'univers de la presse sérieuse, la règle, c'est la tolérance zéro. Les chartes de bonne conduite se sont multipliées. Après avoir enlevé une bague Chaumet de grande valeur du doigt de Rachida Dati, alors ministre de la Justice, Le Figaro a juré qu'on ne l'y reprendrait plus. Pour avoir simplement masqué un minuscule morceau de pied dans son reportage sur les combats de rue en Ukraine, le photographe Stepan Rudik s'est vu retirer illico son World Press 2009. « Le contenu de l'image ne doit pas être altéré, stipule le règlement de ce prix prestigieux. Seule une retouche conforme aux standards admis par la profession est acceptée. »



<p>Le Dr A. Schweitzer, à Lambaréné en 1954. W. Eugene Smith a travaillé sur les tonalités, et fait disparaître des détails.</p>
Le Dr A. Schweitzer, à Lambaréné en 1954. W. Eugene Smith a travaillé sur les tonalités, et fait disparaître des détails.
- W. E. Smith / Magnum Photo


Mais qu'est-ce qu'une « retouche conforme aux standards » ? Dans l'histoire de la photographie, rares sont les bonnes images qui n'ont pas fait l'objet d'un traitement comparable aux « corrections » de Pho­to­shop qui inquiètent tant Jean-François Leroy. Le photojournaliste de légende W. Eugene Smith, référence de son époque, disait qu'il avait consacré cinq journées dans sa chambre noire à développer son célèbre portrait du Dr Schweitzer à l'hôpital de Lambaréné, au Gabon (en 1954). Un négatif, ou son équi­valent numérique actuel, le fichier raw (brut), peut être en effet compa­ré à une partition de musique qu'il faut interpréter. L'art de W. Eugene Smith a consisté à porter la partition à un rare niveau d'émotion lyrique. Pour y parvenir, il a travaillé sur les tonalités en jouant sur les temps de pose, longs pour obtenir des noirs profonds, courts pour faire éclater la lumière. L'Américain a fait disparaître des détails en les plongeant dans l'obscurité et mis en valeur les rides, certaines mèches de cheveux, focalisant le regard du spectateur sur son personnage. A-t-il dépassé les limites ?

« Avec la photographie, on retombe à chaque fois dans les mêmes malentendus, considère le grand reporter Olivier Laban-Mattei. On pense toujours qu'elle doit représenter le réel, mais une image ne peut être que le point de vue du photographe. A travers le tirage, bien entendu, mais déjà dans le choix du cadrage, qui exclut une partie de la scène. Un objectif grand-angle élargit le champ de vision, un téléobjectif écrase les plans... Une pellicule en noir et blanc ou en couleurs va donner un certain rendu qui change la perception de la photographie. »

Agé de 33 ans, photojournaliste remarqué (1), c'est lui qui a réalisé le portrait de Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, mains jointes, en messie entouré de journalistes fascinés. Olivier Laban-Mattei vient de démissionner de son confortable poste à l'Agence France-Presse. « La charte de déontologie de l'agence est trop contraignante. Je n'arrivais plus à m'exprimer. Selon ses règles, une image ne devrait subir aucune retouche. C'est absurde. Toutes les images de Cartier-Bresson sont retouchées. Elles ont nécessité des heures de travail dans la chambre noire. Or, on n'a jamais remis en cause l'intégrité de ses photographies. Aujourd'hui, la concurrence entre photographes est féroce. Il faut viser l'excellence, travailler ses images sans trahir ce que l'on voit mais en l'exprimant au plus juste. On est dans une civilisation de l'image. Elle a ses codes, son vocabulaire, ses expressions. Pourquoi ne peut-on pas les utiliser ? L'an passé, lorsque je couvrais la guerre en Géorgie, j'aurais voulu que mes photos soient en noir et blanc. La couleur disperse l'oeil, le perturbe. Dans ce cas-là, le réel, c'est la souffrance des gens, et je l'aurais mieux exprimée avec du noir et blanc. L'AFP l'interdit car le monde est en couleurs. Pour moi, c'est une incompréhension fondamentale de la photographie, qui est une écriture et pas un enregistrement mécanique du prétendu réel. » 

Son jeune collègue Corentin Fohlen, 28 ans, qui vient de remporter le prix Jeune Reporter de la ville de Perpignan, enfonce le clou (2). Il compare lui aussi son travail à l'écriture journalistique. « Un repor­ter de la presse écrite choisit ses mots. Il peut jouer le lyrisme ou le sous-entendu. Il ne raconte pas tout. Il sélectionne les informations qui lui paraissent pertinentes. Il défend un point de vue. N'est-ce pas là une façon de "photoshoper" le réel ? Moi, je fais la même chose. J'essaie d'aller à l'essentiel. Je retouche la couleur de mes photos, autrement le résultat serait fadasse. Avec le logiciel de mon appareil, je désature l'image, j'en estompe certaines couleurs, j'en sature d'autres. Je peux aussi assombrir un détail gênant ou remettre dans la lumière un personnage plongé dans l'ombre. Je n'invente rien. Ces choses existent sur mon cliché. Tous les pho­tographes le font, mais rares sont ceux qui osent le dire, car c'est mal vu. » Certains photo­graphes n'y vont toutefois pas de main morte. « Cette année, nous avons écarté d'emblée près de 90 % des 110 000 images reçues, témoigne la présidente du jury du World Press, Ayperi Karabuda Ecer, responsable du service photo chez Reuters. Elles étaient toutes "superphotoshopées" avec des couleurs qui n'existent pas dans la vie ou des noirs et blancs poussés à l'extrême. Pour autant, qu'est-ce qu'un document photographique ? On se pose sans cesse la question. Il faut tenir compte du contexte culturel, de la force des images de pub ou de cinéma. »

Avec les logiciels de traitement de l'image, d'un maniement de plus en plus facile, chacun dispose désormais de son propre laboratoire. « On dénonce l'utilisation excessive de Photoshop, admet Olivier Laban-Mattei. Mais n'est-ce pas un faux débat ? Une mauvaise photographie, sans sujet fort, ne deviendra jamais bonne sous l'effet magique d'un logiciel. Ce qui compte avant tout, c'est le regard du photographe. » Et si ce regard ne peut jamais être objectif, il doit respecter l'esprit de ce qu'il a vu. Etre intègre. Comment ? En la matière, les règles ne sont pas toujours faciles à établir.

Luc Desbenoit

Télérama n° 3164
 (1) Olivier Laban-Mattei expose « Le jour où tout a basculé... », une sélection d'images sur Gaza, Haïti et l'Iran.
 (2) Corentin Fohlen présente son reportage « La fin des chemises rouges », en Thaïlande.
 A voir
Visa pour l'image, 22e Festival international du photojournalisme à Perpignan jusqu'ua 12 septmebre. tél: 04-68-62-38-00.
www.visapourlimage.com

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